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L’œuvre de Pierre Wissmer porte les traces de ses origines, de
ses maîtres, de son époque. Il a assumé toutes ces influences,
les a assimilées et souvent synthétisées. Il a surtout
puisé dans son imaginaire personnel pour conduire avec volonté
et sans compromis son parcours de créateur.
Né à Genève en 1915, il descend d’une lignée
vaudoise par son père et, par sa mère, Xenia Kowarsky, possède
une ascendance russe. Médecins l’un et l’autre, ses
parents surent cultiver ses dons et drainer ses passions. Sa mère,
à l’irrésistible charme slave, parlait plusieurs langues,
aimait la musique et fredonnait volontiers des airs de Tchaïkovsky.
Elle appréciait également la danse, le théâtre
et la littérature. Elle sentit rapidement comment orienter l’éducation
de son fils. Pourtant la guerre sévissait et accaparait les médecins.
Il fallut d’abord s’éloigner de la ville et s’installer
à Corsier, à une douzaine de kilomètres de Genève,
dans un endroit qui doit son charme impérissable à la lumière
et au mouvement paisible des voiliers. Quelques distractions ponctuèrent
cette période de retraite, notamment une sortie aux « Ballets
russes » qui affichaient Petrouchka. Ce spectacle frappa l’enfant,
d’autant plus que cette première approche musicale s’ancrait
dans une sensibilisation au génie russe qu’éveillait
la nature de sa mère.
Deux des amies de ses parents infléchirent ses goûts : l’une,
Stéphanie Guerzoni, était un peintre de grande renommée
et l’autre, Andrée Hess, une pianiste à l’enseignement
efficace. Belle sportive, elle développa aussi les talents du jeune
garçon pour la natation et le cyclisme. La peinture fut une passion
violente mais éphémère puisqu’elle ne résista
pas aux rigueurs de l’enseignement. La musique, quant à elle,
s’implanta peu à peu durablement.
Les études musicales sérieuses de Pierre Wissmer commencèrent
au Conservatoire de Genève, tandis qu’il menait parallèlement
au collège une scolarité qui lui permit d’obtenir
le baccalauréat dans la section classique avec latin et grec. Au
moment où, sur le conseil de ses parents, il s’inscrit à
la faculté de droit, le piano commence à susciter en lui
un réel intérêt et Robert Casadesus, qui vient régulièrement
inspecter l’école, l’encourage vivement à persévérer
dans cette voie. Malheureusement la classe d’harmonie ne répond
pas à ses aspirations esthétiques : ni Ravel, ni Honegger,
ni Stravinsky n’y sont donnés en exemple et les seuls modèles
de Beethoven et César Franck ne lui suffisent pas.
La vitalité des courants musicaux de la Suisse romande se devine
alors au travers des noms de Jacques Dalcroze, Ernest Bloch ou Frank Martin.
Toutefois les relations entretenues avec la France et que concrétise
la personnalité d’Ernest Ansermet, conduisent naturellement
à diriger les futurs musiciens vers le Conservatoire de Paris.
Ainsi en est-il décidé pour le jeune étudiant qui
doit alors se préparer aux examens d’entrée.
La pianiste Jacqueline Blancard et Jules Gentil se chargent d’assouplir
sa technique et le forment en vue de l’admission dans la célèbre
Ecole. Premier nommé des admissibles, il relâche son effort,
se laisse distraire par des préoccupations galantes et échoue
au concours décisif. N’est-ce pas un signe du destin ? D’autres
voies s’ouvrent devant lui. Il est recommandé à Roger-Ducasse
qui vient de succéder à Paul Dukas à la classe de
composition et qui accepte de le prendre comme auditeur en attendant la
vacance d’une place. La personnalité de Roger-Ducasse le
fascine, sa culture et son exigence professionnelle l’obligent à
parfaire sa formation technique et spécialement dans les disciplines
de l’écriture. Il s’inscrit donc aussi à la
Schola Cantorum où Daniel-Lesur, qui fait alors partie du conseil
directorial, enseigne le contrepoint. Entre l’élève
et le maître, de sept ans son aîné, se nouent alors
des relations amicales qui perdureront tout au long de leur vie.
C’est probablement grâce à Daniel-Lesur, dans l’atmosphère
libérale de la Schola, que Pierre Wissmer peut approfondir sa propre
nature de créateur. Il apprend à maîtriser non seulement
les règles du contrepoint mais aussi la méthode de pensée
qu’induit cet art et c’est avec bonheur qu’il déroulera
dans toute son œuvre des tissages savants ou gracieux. Il sait tirer
profit des commentaires sur la forme, l’instrumentation, l’équilibre
des œuvres, proposés toujours dans le respect de l’auteur.
Il ressent l’enseignement de Daniel-Lesur comme libérateur,
écrivant quelques années plus tard : « L’écriture
cessait d’être un exercice stérile pour devenir l’outil
parfaitement affûté du compositeur. Certes les règles
étaient rigoureuses mais toujours justifiées dans la perspective
d’un langage clair, plus élégant, plus conforme au
propos et finalement plus personnel. ». Cette formation, complétée
par les cours de direction d’orchestre de Charles Münch à
l’Ecole Normale de Musique, lui permet d’assurer son langage.
Intuition et imagination dispensent généreusement des idées
et après quelques pièces de musique de chambre, il aborde
l’orchestre, qu’il servira toujours avec la plume ferme et
franche d’un coloriste raffiné. Son premier concerto de piano
est créé à la Radio par Jacqueline Blancard le 10
octobre 1937 sous la direction d’Henri Tomasi. L’année
suivante sa première symphonie est dirigée à Winterhur
par Hermann Scherchen et en 1939 il compose Le beau dimanche, ballet en
un acte sur un argument de Pierre Guérin, ami grâce auquel
il fait peu à peu la connaissance de Stravinsky, Poulenc, Sauguet,
Cocteau, Bernac, Bérard et Hervé Dugardin de qui il restera
toujours très proche.
Mobilisé pendant la guerre avec le statut spécial de «
Suisse de l’étranger » (il sera naturalisé français
en 1958), il fait partie d’un groupe de « canons lourds motorisés
» appelé à assurer des relèves dans des destinations
imprévisibles. A plusieurs reprises il se rend à Talloires
où il rencontre Daniel-Lesur avec qui son amitié ne cesse
de s’affermir. Puis il doit rejoindre Genève où plusieurs
de ses nouvelles œuvres sont créées, et notamment son
premier concerto de violon par l’orchestre de la Suisse romande.
En 1944, il est nommé professeur de composition au Conservatoire
de Genève et chef du service de la Musique de Chambre à
Radio-Genève. Il doit faire face à des obligations d’enseignant,
d’administrateur mais, en aucun cas, ne négligera ce qui
est une exigence supérieure : la composition. Simultanément
son réalisme rationnel l’incline à l’action
et sa vigueur inventive à la création.
La période suivante voit sa production se diversifier. Il compose
Marion ou La belle au tricorne, opéra comique créé
en concert à Radio-Genève et qui sera représenté
à l’Opéra comique. Il écrit de nombreuses œuvres
de musique de chambre pour piano, voix et le quatuor à cordes,
de la musique radiophonique, dont L’histoire d’un concerto
qui lui vaut le Grand Prix suisse de la radio et la seconde symphonie.
C’est aussi à cette époque (le 6 février 1948)
qu’il épouse Laure-Anne Etienne, jeune pianiste, élève
de Marguerite Long au Conservatoire de Paris qui va, à partir de
leur installation à Paris, seconder sa carrière.
De 1952 à 1957 Pierre Wissmer exerce les fonctions de directeur
- adjoint des programmes de Radio-Luxembourg puis de directeur des programmes
de Télé-Luxembourg. Au début de 1957, Daniel Lesur,
alors directeur de la Schola Cantorum, l’appelle comme directeur
adjoint (il sera directeur de 1962 à 1963) et le charge également
de l’enseignement de la composition et de l’orchestration.
Dans cette Ecole, où s’inscrivent des étudiants adultes,
souvent de bonne culture générale et d’identité
multiple, son action formatrice devient rayonnante. Comme il le confie
à son élève Jean-Jacques Werner : « Etre en
accord avec soi-même est l’essentiel... » mais il ajoute
« quelle que soit la valeur de votre pensée musicale elle
aura toujours besoin de l’écriture pour véhiculer
et l’animer. ».
L’écriture appelle tous ses soins. L’écriture
et non le langage : « Le problème du langage me semble être
un faux problème qui n’a jamais hanté que des musiciens
mineurs ou de grands musiciens à des époques mineures de
leur création... ». Mais il insiste, répondant à
une question sur l’élaboration de l’œuvre, sur
les impératifs du travail : « Recherche d’une forme,
choix des matériaux sonores, équilibre des divers éléments,
pulsation donnée au discours musical, mise au point de la polyphonie
(c’est-à-dire du dessin), puis de l’orchestration (c’est-à-dire
de la couleur), fixation de tous les détails d’exécution
(respiration des vents, coups d’archet, nuances, mouvements), autant
d’opérations qui exigent la minutie de l’horloger,
la patience du bénédictin, toutes deux guidées par
l’intuition du sourcier. ».
L’importance que Pierre Wissmer accorde à ses fonctions d’éducateur
ne lui cache pas sa propre mission créative. Des œuvres puissantes
voient le jour au fil des années, représentatives des mutations
de sa pensée, qui, dans l’ardeur, l’austérité
et l’ascèse, s’affirme toujours noble et racée.
La musique symphonique et le théâtre sont les deux domaines
qu’il semble privilégier. Si les commandes l’y invitent
parfois (celle de l’opéra Leonidas pour les J.M.F. notamment),
son goût personnel l’y porte également. Il poursuit
avec régularité son cycle de symphonies, la troisième
pour cordes seules, les suivantes pour l’orchestre complet, et façonne
un discours chaque fois renouvelé dans ses intentions expressives.
Sa science instrumentale le prédispose aussi à s’adresser
aux solistes dans le cadre du concerto. Après avoir sélectionné
la clarinette (1960), la trompette (1961) et le hautbois (1963), il écrit
pour la flûte le concertino-croisière la même année
(1966) que le concerto valcrosiano, commande d’état, qui
doit son nom au hameau provençal de Valcros où il passe
ses vacances d’été.
En 1965 il a reçu le Grand Prix Paul Gilson de la Communauté
Radiophonique des Programmes de Langue Française pour son oratorio
Le quatrième mage, dont la première audition est donnée
à la Radio suisse romande sous sa propre direction. En 1967, l’année
où il compose, sur un argument et une chorégraphie de Michel
Descombey, le ballet Christina et les chimères que diffusera la
Télévision, il reçoit le Grand Prix de la Ville de
Paris pour Quadrige, quatuor pour flûte, violon, violoncelle et
piano. La musique de chambre l’attire alors assez fréquemment.
Après Quadrige il compose une Sonatine pour flûte et guitare
puis un Quintette à vent dans lequel il a cherché, précise-t-il,
« un harmonieux équilibre entre la virtuosité inhérente
au genre et les structures sonores et formelles qui conditionnent toute
musique pure ».
N’est-il pas, en effet, homme d’équilibre, alliant
- comme le notent Bernard Gavoty et Daniel-Lesur dans un court portrait
« la clarté française, la précision suisse,
un goût italien pour le brio et une pointe d’abandon slave
qu’il doit tenir de son ascendance maternelle. » ?
Dans ces années 1960/1970 il est amené à voyager,
pour diriger ou bien pour enseigner. Il est ainsi chargé d’un
cours d’orchestration et d’analyse au Pavillon de la Musique
pendant l’Exposition Universelle de Montréal. Par ailleurs
il est nommé directeur de l’Ecole Nationale de Musique, de
Danse et d’Art dramatique du Mans en 1969 et professeur de Composition
et Orchestration au Conservatoire de Genève en 1973. La Ville de
Genève couronnera dix ans plus tard sa carrière et son investissement
musical en Suisse, en lui décernant le Grand Prix Musical de la
Ville de Genève à l’unanimité. C’est
pourtant en France, à Valcros, qu’il terminera sa vie, en
1992, peu de temps après son épouse qui n’avait pas
cessé de soutenir son activité.
C’est elle qui commenta ainsi son œuvre avec le plus de pertinence
: « La musique de Pierre Wissmer est-elle classique, romantique
ou moderne ? Aucun de ces trois aspects n’exclut inéluctablement
les deux autres. Si sa musique n’est nullement passéiste,
il serait cependant hasardeux de vouloir l’enfermer dans l’une
ou l’autre des « écoles » qui ont illustré
notre siècle. On s’accorde généralement à
lui reconnaître une grande virtuosité d’écriture
tant sur le plan polyphonique que sur le plan orchestral. Mais peut-être
conviendrait-il mieux encore de relever la subtile adéquation du
langage à une pensée très personnelle, robuste et
tendre, où l’ivresse de vivre se heurte à d’inquiètes
interrogations. ».
Le public, quant à lui, a toujours adhéré à
cette œuvre, applaudissant non seulement aux ballets et aux spectacles
lyriques mais faisant le succès des grandes œuvres symphonique
ou concertantes. Chacun perçoit, en effet, dans le mouvement tragique
ou serein du message, le souffle d’un homme dont la pensée
puissante n’est formulable et n’est communicable que par les
sons.
Pierrette Germain
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